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Une entrevue de Robert Coallier sur l’expansion d’Agropur aux États-Unis

Robert Coallier prend la parole

"Globalement, on a une équipe extraordinaire, et les États-Unis ne font pas exception", affirme-t-il. L’article paraît dans l’édition du 26 novembre du journal Les Affaires

Robert Coallier a accordé une entrevue au journaliste François Normand au siège social. Voici la transcription intégrale de cet échange :

« La coopérative québécoise Agropur est devenue en quelques années seulement le cinquième producteur de fromage et d'ingrédients laitiers aux États-Unis. Elle est implantée au sud de la frontière depuis 2002, et sa soif de croissance en Amérique du Nord est loin d'avoir été étanchée. Voici son plan de match.

Agropur a le vent dans les voiles aux États-Unis. En 2015, ses revenus américains représentaient 43,8 % de son chiffre d'affaires de 5,9 milliards de dollars, par rapport à 35,9 % en 2014. Or, sa stratégie commerciale y est très différente de celle qu'elle déploie au Canada. Ici, ses marques comme Natrel, Oka et iögo sont vendues au détail, alors qu'aux États-Unis, la coopérative fabrique plutôt des produits laitiers pour des détaillants américains.

«Notre stratégie aux États-Unis est plus axée sur le B2B», explique Robert Coallier, chef de la direction d'Agropur, dans une grande entrevue accordée à Les Affaires au nouveau siège social de la coopérative, à Longueuil.

Cela signifie que sa production est destinée à des entreprises comme Kraft Heinz et Master Gallery Foods (un producteur de fromage), qui vendent ensuite ces produits sous leurs propres marques aux quatre coins des États-Unis. La coopérative fournit aussi à l'industrie pharmaceutique du lactose, un produit servant à fabriquer entre autres des comprimés et des capsules.

Comme le système de la gestion de l'offre au Canada (lait, œufs, volaille) interdit quasiment d'exporter des produits laitiers, Agropur s'appuie donc sur ses 11 usines américaines pour répondre aux besoins de ses clients aux États-Unis - Saputo a la même stratégie.

Les usines de la coopérative québécoise sont situées dans le nord du pays (Idaho, Dakota du Sud, Minnesota, Iowa, Wisconsin, Michigan). Elles sont exploitées par les filiales d'Agropur aux États-Unis, dont Davisco Foods International, Trega Foods et Schroeder Milk.

Schroeder Milk vend du lait portant la marque Natrel aux États-Unis, mais c'est l'exception qui confirme la règle, dit Robert Coallier, qui cumule plus de 30 ans d'expérience. Il a notamment travaillé chez Molson, Dollarama et à la Caisse de dépôt et placement du Québec, et pilote l'exploitation d'Agropur depuis 2012, sous la direction du président de la coopérative, Serge Riendeau (qui partira à la retraite en février).

Selon Yves-Thomas Dorval, président du Conseil du patronat du Québec, la feuille de route de Robert Coallier lui procure un savoir-faire en administration et en finance très intéressant pour mettre en œuvre la stratégie de croissance d'Agropur en Amérique du Nord, notamment parce qu'elle dépend largement d'acquisitions.

Le Canada et les États-Unis, deux marchés très différents

Le marché américain est fort différent du marché canadien, ce qui explique la mise en place d'une stratégie B2B plutôt que B2C, souligne Robert Coallier.

Le marché américain, avec ses 321 millions d'habitants, est très fragmenté, et les transformateurs laitiers ont souvent des spécialités, par exemple uniquement dans le fromage. De plus, la concurrence y est plus féroce qu'ici.

Au Canada, où il y a neuf fois moins d'habitants (35 millions), le système de la gestion de l'offre limite la concurrence étrangère. Par conséquent, le marché est plus homogène, même s'il y a certaines différences régionales, comme au Québec. De plus, les transformateurs sont des généralistes, et trois acteurs dominent l'industrie laitière au pays, soit Agropur, Saputo et l'italienne Parmalat, selon le Centre canadien d'information laitière.

Des spécialistes interviewés par Les Affaires affirment que la coopérative québécoise déploie la bonne stratégie sur le marché américain.

Comme les prix au détail sont généralement plus bas aux États-Unis, Agropur aurait eu de la difficulté à rester concurrentielle en y vendant directement ses produits aux consommateurs, selon Sylvain Charlebois, spécialiste en distribution et politique agricoles à l'Université Dalhousie, à Halifax.

«Pour avoir du succès aux États-Unis et assurer la réussite d'un produit alimentaire, il faut dépenser 9 fois, voire 10 fois plus dans la mise en marché qu'au Canada», dit-il.

Cela dit, Agropur ne ferme pas la porte à l'idée de déployer un jour ses propres marques sur le marché américain. Mais cela n'arrivera pas à court terme, prévient Robert Coallier. «Je ne dis pas qu'on ne nous verra pas un jour. Mais aujourd'hui, notre plan d'affaires est basé sur le B2B. Et cela nous a bien servis jusqu'à présent.»

L'évolution des ventes d'Agropur aux États-Unis témoigne du dynamisme de cette stratégie. La croissance qu'elles connaissent tient en grande partie aux investissements de 209 millions de dollars qu'Agropur a réalisés dans ce pays depuis 2014. «On construit, on agrandit et on modernise des usines pour répondre à la demande», explique Robert Coallier. Une stratégie qui permet à l'entreprise d'augmenter ses parts de marché et d'élargir son bassin de clients. Agropur refuse de donner des détails à propos de ses parts de marché.

À elle seule, son usine de fromage de Luxemburg, au Wisconsin, a reçu 110 M$ pour accroître sa capacité de production.

La coopérative profite aussi d'une conjoncture favorable sur le marché américain, malgré la baisse des prix des produits laitiers vendus au détail. Par exemple, au cours des cinq prochaines années, la hausse du revenu disponible aux États-Unis devrait stimuler la demande de produits laitiers et, par conséquent, les ventes de l'industrie, selon la firme de recherche IBISWorld.

Grossir rapidement aux États-Unis est primordial pour Agropur, surtout dans un contexte où l'industrie laitière se mondialise, selon Robert Coallier. «Pour assurer la pérennité de l'entreprise, il faut s'assurer de rester un acteur significatif. Nos clients s'attendent à ce qu'on ait une taille qui nous permette de répondre à leurs besoins.»

Une habituée des fusions et acquisitions

Les fusions et acquisitions figurent aussi dans la stratégie de croissance d'Agropur aux États-Unis et au Canada. Depuis sa fondation en 1948, la coopérative en a réalisé 140, dont 18 au cours des 10 dernières années, soit une moyenne de 1,8 par an.

Agropur a fait une percée sur le marché américain en 2002, en mettant la main sur Deutsch Käse Haus, en Indiana. La coopérative a fait une deuxième acquisition importante aux États-Unis en 2008 avec l'achat de Trega Foods, un producteur de fromage du Wisconsin.

Par contre, c'est en 2014 qu'elle a fait la transaction qui lui a permis de devenir un acteur d'importance aux États-Unis. Agropur avale alors Davisco Foods International, un producteur de fromage et d'ingrédients laitiers au Minnesota, en Idaho et dans le Dakota du Sud.

Le prix de la transaction n'a pas été publié, mais le chiffre d'affaires des activités acquises est évalué à plus de 1 milliard de dollars, selon La Presse Canadienne. Non seulement Davisco est bien positionnée aux États-Unis, mais elle exporte aussi ses produits en Europe et en Asie.

«Cette acquisition nous a permis de devenir aujourd'hui le cinquième transformateur de fromage et d'ingrédients laitiers en importance aux États-Unis», dit Robert Coallier.

Sur le marché américain, les cinq principaux producteurs de fromage sont Leprino Foods, Saputo Cheese USA, Hilmar Cheese, Glanbia Foods et Agropur, selon Cheese Market News, un magazine américain couvrant exclusivement cette industrie.

Pour continuer de grandir sur le marché américain, Agropur misera sur la croissance interne ainsi que sur les fusions et acquisitions, mais sans en faire une obsession.

«On ne se dit pas qu'on va faire trois acquisitions l'an prochain, explique le chef de la direction. On sait ce qu'on aimerait faire et où. Toutefois, il faut qu'il y ait une entreprise à vendre, mais on ne contrôle pas ça. Par contre, on contrôle davantage la croissance interne.»

Aux États-Unis, ce sont des gestionnaires américains qui gèrent les activités d'Agropur, même si Robert Coallier dit parler tous les deux jours environ à Doug Simon, président de l'exploitation aux États-Unis, un ancien dirigeant de Davisco (sic). «Je ne lui dis pas quoi faire, insiste-t-il. Je veux simplement savoir ce qui se passe, comment ça va et échanger des idées avec lui. Par exemple, j'ai entendu parler de telle chose, peut-on regarder ça? Il y a beaucoup de collégialité.»

Louis Hébert, spécialiste en gestion stratégique à HEC Montréal, salue cette approche.

Et à ceux qui pourraient reprocher à Agropur de ne pas assez s'impliquer dans ses activités aux États-Unis, il propose d'imaginer la situation inverse. «Si une entreprise américaine possède une entreprise au Québec, est-ce mieux qu'elle soit gérée par des Québécois ou par des Américains établis aux États-Unis ? Bien entendu, c'est préférable qu'elle soit gérée à partir du Québec. Eh bien, cette logique fonctionne dans les deux directions», dit-il.

Quelques risques d'affaires

Par ailleurs, le marché américain présente certains défis et risques, rappellent les spécialistes que nous avons interviewés.

Pour sa part, Robert Coallier affirme que le principal défi est de «gérer intelligemment la croissance». Mais, du même souffle, il affirme que ce n'est pas vraiment un défi, car l'entreprise le fait déjà bien.

Il faut par contre rester vigilant, confie-t-il : «Il faut toujours faire en sorte d'avoir les talents auxquels on peut se fier afin de poursuivre notre croissance. Globalement, on a une équipe extraordinaire, et les États-Unis ne font pas exception. Par exemple, à notre usine de Luxemburg, au Wisconsin, on s'était donné un plan d'affaires de cinq ans qu'on a réalisé en trois ans !»

En fait, le principal risque d'affaires d'Agropur aux États-Unis est un risque systémique, et non pas spécifique à l'entreprise, souligne Louis Hébert. «Par exemple, une baisse importante de la consommation de lait aux États-Unis pourrait influer sur ses résultats.» Yan Cimon, spécialiste en stratégie internationale à l'Université Laval, voit pour sa part un risque lié à l'identité même de la coopérative québécoise. Dans quelques années, le poids des activités aux États-Unis dépassera celui des activités au Canada, de sorte que le centre de gravité d'Agropur sera de plus en plus au sud de la frontière.

«Elle ne doit pas perdre son identité, dit-il, soit l'esprit coopératif, le respect des partenaires et l'esprit d'innovation, qui est en partie le secret de son succès.»

Les cinq piliers de la croissance à long terme

1. Une stratégie de marque - Au Canada, Agropur mise sur la notoriété de ses marques pour accroître ses ventes. «On a investi au cours des dernières années pour aller chercher un capital de sympathie auprès des consommateurs», dit Robert Coallier, chef de la direction. Dans le lait, la marque phare est Natrel. Dans le fromage et le yogourt, ce sont respectivement OKA et iögo. L'idée, c'est aussi de faire évoluer les marques pour en faire des incontournables dans leur créneau. «Par exemple, on veut faire du fromage OKA "le" fromage du Canada, comme le fromage Brie est associé à la France.»

2. L'innovation - Pour innover davantage, la coopérative a lancé le 31 octobre Inno Challenge, un programme d'innovation ouverte, de concert avec le Quartier de l'innovation à Montréal, AG-Bio Centre (un accompagnateur et incubateur d'entreprises) et NineSigma (une firme qui aide les organisations à faire de l'innovation ouverte). Le principal objectif est d'aller chercher les meilleurs créateurs, et ce, qu'ils soient au Québec, au Canada ou ailleurs dans le monde, souligne Robert Coallier. «On leur demande leurs idées pour transformer et réinventer les produits laitiers.»

3. Le contrôle des coûts - Comme toutes les entreprises, Agropur essaie de contrôler ses coûts. Et la déflation des prix au détail de la nourriture aux États-Unis (le Canada vit le même phénomène), sur les blocs de fromage par exemple, rend cette discipline particulièrement importante. «En 2012, on s'était donné l'objectif de réduire nos coûts de 75 M$ en trois ans. On a finalement réussi à les réduire de 84 M$», indique Robert Coallier. Le nouvel objectif est d'abaisser les coûts de 100 M$ d'ici 2018, et ce, quelle que soit la croissance des revenus. Pour y arriver, Agropur revoit constamment ses processus, en faisant une analyse comparative de la performance de ses 38 usines en Amérique du Nord. La coopérative optimise aussi sa chaîne d'approvisionnement.

4. Le capital humain - Cette année, Agropur s'est dotée de cinq nouvelles valeurs afin de mieux évaluer les candidats potentiels : l'audace, la collaboration, l'excellence, l'intégrité et la communication. «L'autre jour, quelqu'un m'a dit, et cela m'a fait plaisir : "On a rencontré une personne en entrevue et on la trouvait bonne, mais ses valeurs ne correspondaient pas aux nôtres. On a donc décidé de ne pas l'engager et de continuer nos recherches"», dit Robert Coallier. Pour attirer les jeunes, l'entreprise a construit un nouveau siège social, dans le boisé Maricourt à Longueuil (ce projet a été toutefois dénoncé par des citoyens, car il a détruit des milieux humides), et l'a doté des dernières technologies. Par exemple, tout le monde communique par Skype à l'interne.

5. Le développement national et international - Pour assurer sa pérennité, Agropur veut continuer à accroître sa présence au Canada et aux États-Unis, grâce à de la croissance interne et à des fusions et acquisitions. Il est possible que ses ventes augmentent en Asie et en Europe, car sa division américaine Davisco Foods International - acquise en 2014 - a des bureaux en Chine, à Singapour, en Suisse et aux Pays-Bas. Par contre, Robert Coallier ne voit pas d'intérêt pour le Brésil, un marché où Saputo songe à s'implanter par une acquisition. «Pour le moment, nous n'avons pas l'intention d'aller en Amérique du Sud», affirme le chef de la direction d'Agropur.